Dérives sectaires : Le procès de la fondatrice d’« Amour et miséricorde », la fin d’une saga judiciaire ?

EMPRISE Près de vingt ans après les premières alertes, le procès d’Eliane Deschamps, fondatrice de la communauté religieuse « Amour et miséricorde », doit s’ouvrir ce lundi à Dijon

  • Eliane Deschamps, 67 ans, surnommée la « petite servante » ou la « voyante », est renvoyée devant le tribunal judiciaire de Dijon pour abus de faiblesse dans le cadre de dérives sectaires.
  • Un autre membre de l’association « Amour et Miséricorde », considéré comme le « bras droit » d’Eliane Deschamps, sera lui aussi jugé à partir de ce lundi et jusqu’au mardi 23 novembre.
  • Renvoyé à de multiples reprises, ce procès vient clore vingt années d’une saga judiciaire qui illustre les difficultés rencontrées par les victimes et la chaîne pénale pour caractériser les infractions relatives aux dérives sectaires.

Ce procès sera-t-il le dernier épisode d’une interminable saga judiciaire ? Près de vingt ans après le dépôt des premières plaintes, deux membres du groupe religieux « Amour et miséricorde » doivent comparaître ce lundi et mardi devant le tribunal judiciaire de Dijon. Eliane Deschamps, 67 ans, surnommée la « petite servante » ou la « voyante » par les membres de cette association, sera jugée pour abus de faiblesse dans le cadre de dérives sectaires. Un autre membre, considéré comme son « bras droit », est visé par les mêmes faits. Face à eux, une douzaine de parties civiles, anciens membres de ce groupe ou leurs proches, attendent désormais une réponse judiciaire.

« C’était ma mère, je lui faisais confiance »

L’histoire de cette communauté prend racine un soir d’août 1996 dans la forêt de Daix, près de Dijon, au lieu-dit « La porte du Diable ». Magalie, l’une des filles d’Eliane Deschamps, avait 15 ans à cette époque : « Des amis de ma mère prétendaient que la Dame blanche apparaissait dans les bois, elle a donc décidé de s’y rendre et de nous y emmener. » Accompagnée de ses frères et sœurs et de son beau-père, Magalie entend sa mère leur lancer : « Vous voyez ce que je vois ? » Stupéfaction chez ses proches. « On avait beau ouvrir les yeux, il n’y avait rien. » Sa mère explique avoir aperçu une « forme blanche » lui parler et lui demander de revenir sur ces lieux chaque 15 du mois à 0h06. « C’était ma mère, je me disais qu’elle ne pouvait pas nous mentir, je lui faisais confiance », explique la jeune femme qui s’est depuis constituée partie civile.

Après cette « apparition », des pèlerinages sont organisés chaque mois et des groupes de prières animés par Eliane Deschamps rassemblent des croyants venus de toute la France pour entendre les mots de la Vierge Marie supposée communiquer avec sa « petite servante ». Au domicile d’Eliane Deschamps, Magalie voit défiler les fidèles et certains s’installent auprès de la famille. Parmi eux, le fils unique de Marie-France, elle aussi partie civile dans la procédure. « En 2002, lors d’une réunion de famille, il nous a annoncé qu’il avait envie de changer d’air, qu’il quittait Paris et son studio pour se rapprocher du groupe Amour et miséricorde dans la région de Dijon », se souvient la Parisienne.

Isolement et « dialogue impossible »

Les plaintes visant le groupe d’Eliane Deschamps interviennent cette même année. En 2003, une enquête préliminaire est confiée au commandement de la section de recherche de la gendarmerie de Dijon, après une première alerte de la Miviludes. Dans son rapport annuel, la mission interministérielle chargée de la lutte contre les dérives sectaires pointe une structure « non reconnue par l’Eglise catholique » et un « groupe soumis à l’autorité de sa voyante qui tend à se refermer sur lui-même ». Un isolement que constate Marie-France, qui perd peu à peu le contact avec son fils. « Il est devenu très distant, le dialogue était impossible. A plusieurs reprises, on l’a convié à des réunions de famille, des mariages. Il acceptait avec enthousiasme puis finissait par décommander au dernier moment », confie sa mère. Dans le tout dernier courrier qu’il lui a envoyé, son fils la vouvoie et celle qu’il appelait auparavant « ma maman chérie » est devenue « Madame ».

Magalie, qui a quitté le groupe après dix ans passés en son sein, décrit les brimades et l’emprise exercée par sa mère. « On n’avait pas de vie sociale en dehors de la communauté. Celui ou celle qui travaillait payait obligatoirement une pension pour pouvoir rester. Quand on allait au village, on devait forcément s’y rendre avec notre frère ou notre sœur spirituelle. Pas parce qu’on était proche, mais simplement pour pouvoir épier les faits et gestes de l’un et de l’autre », explique-t-elle. Après cinq années d’enquête, une ordonnance de non-lieu est toutefois rendue par la justice. Marie Drilhon, vice-présidente de l’Unadfi (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes), explique : « Ce sont des dossiers compliqués à judiciariser parce qu’établir la preuve de l’emprise mentale sur des personnes majeures reste complexe. Ce sont par définition des groupes fermés, il n’y a pas toujours de témoins directs, pas d’enregistrement audio, pas de traces pouvant caractériser l’abus de faiblesse. »

« Un état de sujétion »

Après ce non-lieu, les alertes se multiplient. Au point que la Miviludes décide de se rendre sur place et de rencontrer les membres du groupe. A l’issue de ce déplacement, la mission réitère ses inquiétudes. « Les faits dénoncés (…) se caractérisaient par une forte emprise exercée sur des personnes qui étaient malmenées, humiliées, parfois épuisées physiquement, par des changements de comportement puis de mode de vie, par des ruptures souvent violentes et sans appel d’avec le milieu familial », détaille le rapport annuel de l’instance. Dans la foulée de cette visite, l’association Amour et miséricorde est dissoute par sa fondatrice. Mais l’existence du groupe, selon la justice et la Miviludes, a subsisté.

En 2014, après la reprise des investigations, Eliane Deschamps est finalement mise en examen. Entendue par un juge d’instruction, elle conteste les faits d’abus de faiblesse qui lui sont reprochés au préjudice de 19 personnes. Puis en 2019, après un arrêt rendu par la chambre de l’instruction, l’autorité judiciaire requiert pour la première fois le renvoi de la sexagénaire devant un tribunal. Dans cette décision, les juges ont relevé un « état de sujétion physique ou psychologique ayant pour conséquence une rupture totale avec le milieu familial d’origine » et « un appauvrissement financier individuel de chacun des membres par le versement de fonds ou d’une partie de leur salaire à la communauté ».

Un procès attendu

Contacté par 20 Minutes, l’avocat de la prévenue, Me Didier Pascaud assure que sa cliente assistera bien à l’audience malgré un « état de santé précaire » : « Elle veut absolument être présente et souhaite dire sa vérité », indique le pénaliste, qui entend plaider la « relaxe pure et dure ». Marie-France, elle, sans nouvelle de son fils unique depuis seize ans, attend de la justice une « reconnaissance de son préjudice » : « Je n’attends pas de miracle mais le simple fait de pouvoir obtenir un procès après une procédure semée d’embûche, c’est déjà beaucoup pour nous. » Une attente partagée par Magalie, la fille de la prévenue : « Ça fait bientôt 15 ans que j’attends ce procès. Et s’il peut permettre ne serait-ce qu’à une seule personne du groupe d’ouvrir les yeux, c’est que tout ça n’aura pas servi à rien. »